En tant que designer, j’ai développé une démarche de transformation in situ des matériaux de démolition, de déconstruction et d’excavation. Lorsque, dans un projet architectural, certains matériaux sont jugés obsolètes, et, de ce fait, sont destinés à la benne, je propose de les réintroduire au même site (in situ), sous une autre forme, en les adaptant aux usages, programmes et cahier des charges du nouveau projet. La matière prélevée lors du chantier est transformée et intégrée au nouvel édifice sous forme de lests, d’agrégats, de pigments, qui détermineront la couleur, la forme, la matière, la consistance, la texture, la main et le poids des nouveaux¹ matériaux. Le système d’intervention se destine idéalement à des projets de réhabilitation et fonctionne par soustractions et additions, dans des proportions et des typologies définies préalablement par le diagnostic des architectes avec les maîtres d’ouvrage au regard des valeurs de contemporanéité et de conservation du bâti. Cette pratique, initiée durant ma dernière année d’études à l’école des Arts Déco, revisite l’espace-temps du chantier du point de vue du design des matériaux. Dans ce contexte, la décomposition de l’édifice se présente (pour le.a designer) à la fois comme une opportunité et comme un problème (à résoudre) : celle-ci libère les composants architecturaux et du même coup cause leur dégradation physique et entérine leur dévaluation culturelle, passant officiellement du statut d’édifice à celui de déchets.
De fait, un bâtiment est constitué de matériaux, préalablement sélectionnés pour leurs propriétés, leurs qualités sensorielles et leurs valeurs, puis scellés les uns aux autres lors du chantier de construction et préservés tel quel durant l’exploitation. À l’issue d’un diagnostic réalisé entre maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre pour renouveler l’existant, une partie des composants, sinon leur intégralité, est destinée à être ôtée et évacuée du site. Lors du chantier, ces composants sont extraits de l’ensemble bâti et recouvrent une certaine « autonomie ». Toutefois, pour différentes raisons liées aux techniques de mise en œuvre et aux pratiques de démolition, la forme d’origine de ces matériaux de construction qui répondait à un usage précis (propriétés, qualités sensorielles, valeurs) est bouleversée durant la phase d’extraction. Autrement dit, il n’y a pas de réel retour en arrière, car les matériaux d’origine, qui avaient été associés les uns aux autres durant le chantier de construction, se retrouvent, après démolition, à l’état de gravats ou déblais : des ² matériaux dégradés, fragmentés et composites. Du fait de cette déformation irréversible, cet ensemble matériel, qui avait préalablement été jugé obsolète, ne répond plus à l’usage qui lui avait été initialement attribué, voire ne répond a priori plus aux usages du bâti en général³.
La démarche que je mène sur la seconde-vie des matériaux de construction se saisit de cette phase de transition pour renouveler la matérialité architecturale selon deux approches : la première se saisit de la forme engendrée par la démolition pour produire de nouveaux matériaux ; quand la seconde intervient en amont pour orienter les modes d’extraction en fonction de la seconde-vie des matériaux en question. Dans un cas comme dans l’autre, elle agit loin du cercle des édifices classés au patrimoine, en cherchant à se défaire d’une attitude malheureuse et paradigmatique, qui consiste à penser que tout ce qui n’est pas patrimonial est sans valeur, sacralisant l’un et rejetant le reste.
Défaire un édifice donne accès à des strates d’informations jusqu’alors invisibles. À mesure que les opérations d’extraction, de section, et d’abattage soustraient les composants à la masse, de nouvelles strates de matériaux sont mises au jour. Les trous, les vides, les ouvertures – qui remplacent la réserve habituelle – dévoilent le fonctionnement de la construction et le spectacle des fondations, des couches d’isolants, de canalisations, etc. Réciproquement, les parties libérées (soustraites) sont autant de fractions représentatives du bâtiment d’origine , qui, passant du statut d’immobilier à celui de mobilier, en deviennent manipulables. Collectées⁴ et réunies sous forme d’échantillons, elles offrent d’un seul coup d’œil une vision d’ensemble sur les matières qui composaient l’ancien édifice . Lire dans les gravats revient alors à imaginer l’histoire de leur formation. La matière qui les constitue provient de sites⁵ d’extraction (de mines, de carrières, de forêts, …) ; les matériaux qu’ils étaient sont le fruit de savoir-faire (ferronniers, verriers, céramistes, pierreux, briquetiers, cimentiers, maçons, …) ; l’usure, l’érosion et la patine sont les conséquences de leurs usages et de ⁶ leurs interactions avec les habitants et plus généralement avec le vivant ; enfin, la dégradation brutale des matériaux produits par la démolition fixe dans le dur les temps du chantier. Il n’est plus question d’ignorer la provenance des matériaux et, dans cette optique, on ne parlera plus de béton ou de brique de manière générique, mais d’un béton, d’une brique, daté et situé, où la « coloration » des matériaux, au sens large, intervient comme un marqueur spatio-temporel. En plus d’une représentation de l’existant et de sa transformation, cette collecte sert in fine un projet plus large : incorporer les gravats dans le renouvellement des lieux et faire en sorte que la transmission de cette chaîne d’informations (et de valeurs) ne s’arrête pas au chantier, mais se destine, une fois la livraison du projet, aux futurs habitants, usagers, visiteurs ou passants. Ainsi, en prenant en charge une partie des gravats qu’ont engendré leur édification, les nouveaux ouvrages évoquent à la fois le bâti d’origine et à sa mutation. L’existant, et sa persistance physique deviennent matière à création, contribuant à l’édification du renouveau architectural.
Toutefois, le cœur de cette pratique ne réside pas tant dans l’aboutissement de ce résultat que dans la recherche exploratoire qui y conduit. Le processus créatif se saisit du passé comme d’une matière pour faire et non plus (seulement) pour penser. Si, au lieu d’être jetée, la « mémoire » matérialisée de l’ancien édifice est une composante du nouveau projet architectural, elle fait avant tout l’objet d’expérimentations autour de sa transformation. Ces essais visent à produire des échantillons de matériaux de construction de seconde génération, faisant « preuve de concept ». Il s’agit, par là, de faire expérience des différentes étapes de transformation aux moyens de volumes et d’outils à échelles réduites et de mettre en place des protocoles afin que d’autres puissent les rejouer en grand sur les chantiers. Ce travail s’inscrit dans un temps de production « ralentie » et artisanale, avant de basculer dans le rythme effréné des projets d’architecture et des travaux de construction (des charrettes aux rétroplannings de chantier). Chaque échantillon produit restitue à petite échelle le croisement entre un procédé (une technique) et une matière (relative à un site) sous forme d’extrait, qui pourrait par la suite être transposé en vraie grandeur sur le projet dont il est question ou servir de point de départ pour un projet à venir.
L’objectif est de développer des protocoles et des formulations de transformation in situ transposables d’un projet à l’autre en ⁷ fonction des gisements de matériaux disponibles. Entre prototype et process adaptable, mais non généralisable, où l’approvisionnement local – variante du procédé – engendrera un matériau spécifique à chaque projet. De projet en projet, l’adaptation des procédés à de nouveaux corpus matériels donne forme à des nuanciers (e.g. nuancier-granito, nuancier-enduit, nuancier-impression, etc), qui viennent alimenter ma propre matériauthèque, elle-même destinée à être mise à disposition d’architectes, de designers, d’artistes, d’ingénieurs, d’industriels ou de manufactures artisanales . Ainsi au détour de chaque chantier investi, j’ai produit⁸ des échantillons de matériaux de seconde vie relatifs à l’espace donné. J’en ai tiré des spécificités et des récurrences et je les ai organisés au sein d’une matériauthèque.
- La “main” est un terme emprunté au design textile. Il désigne à la fois un geste permettant d’observer les propriétés d’un matériau souple lorsqu’il entre en contact avec une main et, par extension, les propriétés organoleptiques de celui-ci. Par expérience, on aura par exemple tendance à dire d’un sergé qu’il a une main raide ou d’un organza qu’il a une main sèche et légère.
- Les déblais sont issus d’excavations géotechniques pratiquées sur les sols existants, voire plus généralement sur l’environnement. On peut considérer que la consistance d’un sol (relative à sa stratigraphie) s’inscrit elle-même dans l’unité du bâti existant. Il arrive à ce titre fréquemment, que les sols aient été préalablement transformés pour accueillir une
construction, soit par ajout de matériaux (e.g. remblais anthropique, des textiles géotechniques, stabilisants) soir par soustraction (par terrassement, forage,…). - La forme de ces ex-matériaux architecturaux doit désormais répondre aux problématiques de gestion de chantier. Les déchets doivent désormais être évacués du chantier au moindre coût, en comprimant au maximum leur volume.
- L’époque à laquelle il a été construit, le style auquel il se rattache, sa localisation, son auteur ou son commanditaire, ses adjonctions, les réhabilitations qu’il a vécu depuis sa première livraison, les usages dont il a fait l’objet, etc.
- Cette synthèse constitue pour les concepteurs un outil d’observation (e.g. un tiroir d’archives), de comparaison (e.g. un autre tiroir) et de projection (une planche de matières) relative à la matérialité architecturale et à tout se qu’elle comporte d’immatériel
- Ces trois éléments constituent des marques du temps, c’est-à-dire des repères qui permettent de considérer la valeur d’ancienneté d’un artefact et qui s’évaluent à l’œil nu à travers la forme du matériau et sa couleur. L’usure survient suite aux sollicitations de l’usage et affecte simultanément une multitude de facteurs : dimension, teinte, caractéristiques physiques (C.f. ROTOR à consacrer une recherche textuelle et illustrée sur cette thématique « Usus- Usures ») ; l’érosion est un processus d’altération similaire associé à des agents de transformation dits « naturels », liés notamment au climat (e.g. intempéries, biotopes) ; la patine est une matière qui se forme avec le temps à la surface d’un objet (e.g. oxydation sur les objets en bronze ou en cuivre ; concrétions terreuses sur les marbres).
- Les savoir-faire développés sont le fruit de réinterprétations de techniques de recyclage (ou réemploi) oubliées lues ou vues et de techniques habituellement mise en œuvre pour des matériaux « première-vie ».
- Eg. : SCAU architecture (structure d’accueil de la thèse et principal collaborateur) ; chercheurs/chercheuses du réseau ArcinTex spécialisé dans le design textile, Studio Rimasùu (design graphique), Caroline Charrel (architecte intérieur); Stefan Shankland et les Ateliers Tout Terrain d’architectes (artiste et association artistique) ; les étudiants de l’École des Mines de Paris et de l’École Chimie Paris Tech ; Saint-Gobain Recherche et sa filière d’enduits de façade Weber (Industrie du bâtiments), autres entreprise du BTP ; le laboratoire de la Manufacture de Sèvres (Manufacture spécialisée dans l’art de la céramique).